En vue de comprendre la meilleure façon d’envisager la génération d’idées et la collaboration, deux composantes essentielles d’investissements performants, AIQ aborde avec d’éminents universitaires les domaines de la pensée analogique et modélisée.
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Afin d’interpréter des situations complexes, utiliser et opposer des modèles multiples qui complètent mutuellement les « angles morts » des uns et des autres est extrêmement puissant. Mais, pour susciter les idées qui nous permettent d’identifier des schémas cachés, nous n’avons pas encore trouvé de meilleur outil que le cerveau humain pour établir des analogies.
La génération d’idées et la collaboration afin de maximiser l’efficience et l’efficacité des résultats
Dans le présent article, AIQ cherche à découvrir les secrets de la façon dont nous abordons la génération d’idées et la collaboration pour maximiser l’efficience et l’efficacité des résultats. De façon à mettre en opposition deux approches, nous nous entretenons avec Dedre Gentner, professeure au Département de psychologie de l’Université Northwestern et éminente chercheuse dans l’étude du raisonnement analogique, et Scott E. Page, sociologue, auteur de The Model Thinker et John Seely Brown, professeur de renom à la Ross School of Business de l’Université du Michigan.
Dedre Gentner affirme que l’utilisation d’analogies nous permet d’identifier des points communs dans les relations entre deux ensembles d’objets différents. Cela permet de découvrir de nouveaux éclaircissements et est au cœur de la découverte scientifique et, plus largement, des domaines basés sur la recherche de connaissances et de compréhension. C’est crucial pour nous aider à comprendre la complexité du monde en identifiant des corrélations cachées.
Dans The Model Thinker, Scott E. Page adopte une définition large des modèles, depuis les correspondances intuitives que nous établissons dans nos esprits jusqu’aux modèles mathématiques formels et aux algorithmes d’apprentissage automatique. Scott E. Page prétend que nous pouvons utiliser cette diversité pour expliquer les multiples dimensions de phénomènes complexes, exploiter pleinement les vastes quantités de données à notre disposition et prendre de meilleures décisions dans divers domaines, qu’il soit d’ordre commercial, politique, universitaire et humain.
Dedre Gentner – Le penseur analogique
Vous travaillez dans ce domaine depuis plus de trois décennies. Comment en êtes-vous arrivée là ?
J’ai commencé par les mathématiques et j’ai fini par être diplômée en physique. J’ai ensuite découvert le domaine de la psychologie que j’ai étudié à l’Université de Californie à San Diego. C’était fantastique. Nous avons travaillé sur la façon dont les gens représentent et traitent le savoir. Mon sujet était l’analyse du sens des verbes. Jouer avec les verbes permet de se rendre compte qu’il s’agit vraiment d’analogies institutionnalisées. Par exemple, de nombreux verbes ont des significations abstraites aussi bien que des significations concrètes (par exemple : « Fred a donné à Ida un vase / une idée / bien des difficultés »).
En étudiant le fonctionnement du langage, j’ai continué à me heurter à cette idée selon laquelle l’une des choses que les humains font superbement bien est de voir des éléments relationnels dans différents domaines. Nous apprenons d’abord quelque chose de façon concrète, mais ensuite nous l’associons de façon répétée à d’autres choses.
J’ai également été influencée par mon travail de premier cycle en mathématiques et en sciences. Par exemple, en algèbre abstraite, vous pouvez associer une structure d’un domaine à un autre. Et en science, j’avais remarqué que beaucoup de nouvelles découvertes avaient été faites par analogie. C’est de là qu’est venue la « structure-mapping » - synthétiser le travail sur les verbes avec le travail sur la façon dont les scientifiques créent de nouvelles idées et dont les mathématiciens associent des fonctions à différents domaines.
Dans la théorie dite « structure-mapping »1, vous parlez d’alignement structurel. Pouvez-vous l’expliquer ?
L’alignement structurel fait référence à notre capacité de faire correspondre deux situations en fonction de leurs éléments relationnels communs, même lorsque les détails concrets sont différents. Par exemple, si je demande aux gens ce qu’il y a de commun entre « Martha a divorcé de George » et « Wallcorp a vendu Acme Tires », ils me répondent : « Elles se sont toutes les deux débarrassées de quelque chose dont elles ne voulaient plus ». Le fait que Martha soit totalement différente de Wallcorp ne décontenance nullement les gens ; nous pouvons mettre en adéquation deux situations basées sur des structures relationnelles abstraites.
Une comparaison analogique peut révéler une idée que vous n’aviez pas eue avant
L’un des avantages de l’alignement structurel, c’est que même lorsque les gens ont des modèles contestables ou incomplets des deux sujets, lorsqu’on les compare, l’élément relationnel commun saute souvent aux yeux. C’est ce qui arrive fréquemment dans les découvertes scientifiques. Une comparaison analogique peut révéler une idée que vous n’aviez pas eue auparavant et qui est susceptible de changer votre façon de voir les deux notions.
Quels sont les dangers de la pensée analogique ?
Toutes les analogies s’effritent à un moment donné. Aussi, si vous voulez raisonner avec des analogies, vous devez penser aux différences aussi bien qu’aux points communs. Plus vous exposez clairement ce qui correspond et ce qui ne correspond pas, mieux vous pourrez utiliser l’analogie pour expliquer et faire des prédictions.
Comment doit-on les utiliser pour réfléchir aux structures relationnelles ?
Si nous disons : « Les tigres sont comme les lions », c’est utile, mais lorsqu’il existe autant de points communs, la structure relationnelle n’apparaîtra pas. Par contre, quand je dis « les avocats sont comme les requins », ils ne partagent rien en apparence, donc la seule chose que vous pouvez en déduire est quelque chose comme des prédateurs féroces.
Cela présente de grands avantages. Premièrement, cela vous permet de comprendre quelque chose avec lequel vous n’êtes pas familier. Deuxièmement, même vous avez une référence comparable, il vaut mieux le comparer à quelque chose de différent, parce que cela vous fera examiner la structure relationnelle d’une manière qui, autrement, est très difficile si les choses partagent toutes sortes d’autres points communs.
Votre travail aide-t-il à savoir s’il est préférable d’être un spécialiste ou un généraliste ?
Les spécialistes et les généralistes ont un rôle à jouer, mais je dirais qu’il est préférable de combiner ces deux extrêmes. C’est super de connaître un domaine suffisamment bien pour le creuser encore davantage, mais c’est également bien d’avoir des connaissances et de la curiosité à l’égard de nombreux autres domaines. Les analogies créatives proviennent très souvent de l’observation de similarités dans différents domaines, ce qui exige de la curiosité au-delà d’un seul domaine spécialisé.
Ce que nous savons déjà n’est pas suffisant pour que l’on puisse s’y fier dans toutes les situations qui se présentent
Dans le monde dans lequel nous vivons, nous sommes constamment confrontés à de nouvelles problématiques. Ce que nous savons déjà n’est pas suffisant pour que l’on puisse s’y fier dans toutes les situations qui se présentent. Il faut être attentif aux structures relationnelles récurrentes.
Comment les individus et les organisations peuvent-ils mieux exploiter la pensée analogique ?
Pour les êtres humains, je dirais qu’il faut apprendre tout ce que l’on peut, non seulement dans son propre domaine, mais également dans d’autres. Pour les organisations, je dirais qu’il faut veiller à ce que les équipes comprennent des personnes ayant des connaissances dans différents domaines - vous n’obtiendrez pas autant d’analogies intéressantes si tout le monde a le même parcours. Pour les individus et les organisations, je suggérerais une démarche en deux étapes. Premièrement, encouragez les analogies et soyez disposé à jouer avec elles. Mais, dans un deuxième temps, appliquez votre pensée critique ; exposez clairement le principe commun et faites attention aux différences. Si quelque chose ne cadre pas, dites : « Attendez une minute. Nous l’avions prédit. Qu’est-ce qui se passe ? » Vous ne voulez pas immédiatement démolir une analogie, mais elles doivent toutes finir par s’expliquer.
Toute forme de pensée créative doit faire appel à la pensée critique ainsi qu’à la pensée générative
Une analogie que j’aime bien utiliser est que la plupart des mutations sont mortelles, tout comme la plupart des analogies. Tant que vous êtes critique, cela ne devrait pas être un problème ; aussi, en plus d’être ouvert aux analogies, vous devez également les examiner soigneusement. Quelles sont les déductions ? Existe-t-il des différences critiques ? En tire-t-on des prédictions dénuées de sens ? C’est un peu une forme d’art, vraiment. Toute forme de pensée créative doit faire appel à la pensée critique ainsi qu’à la pensée générative.
Quelle est votre prochain projet ?
Il y en a plusieurs. Je travaille actuellement sur le fait de savoir si des processus analogiques se produisent chez les jeunes enfants (la réponse semble être oui) et si l’apprentissage du langage change les types d’analogies que nous pouvons traiter. Je travaille également sur la façon d’aider les enfants à être meilleurs dans leur pensée relationnelle. Il existe en la matière une grande différence entre les enfants qui réussissent à l’école et ceux qui échouent ; je pense que nous pouvons aider tous les enfants à être meilleurs en pensée analogique.
Je m’intéresse aussi à la façon dont les processus analogiques influencent l’histoire de la langue et de la culture. Avec mon collègue, Kensy Cooperrider, je viens d’écrire un article sur « la carrière de la mesure ». Historiquement, les gens ont eu l’habitude de mesurer les dimensions en fonction du contexte - par exemple, en mesurant la longueur d’un terrain en longueur de bœuf, mais la profondeur de l’eau en longueur de corde. Au fil des siècles, en comparant et en alignant des unités, nous avons progressivement formé des systèmes abstraits où les mêmes termes (tels que des mètres ou des miles) peuvent être utilisés quel que soit le contexte.
C’est un autre cas où nous apprenons d’abord les choses de façon concrète et les rendons moins concrètes en les comparant. En général, nous commençons par des connaissances concrètes ; puis nous nous rendons plus intelligents par les comparaisons que nous faisons et les mots que nous leur appliquons.
Scott E. Page – The model thinker
Comment les modèles nous aident-ils à comprendre le monde qui nous entoure ?
Laissez-moi vous donner un exemple, celui de la récente décision d’Amazon de se délocaliser2. Amazon pouvait penser à minimiser les coûts d’expédition, mais aussi à la géographie du marché du travail, aux zones de croissance potentielle à long terme, etc. Amazon a examiné la question sous tous les angles. Pourtant, elle a oublié d’examiner un modèle simple, celui de la possible réponse politique. Et la décision s’est retournée contre elle. C’est là un exemple d’un modèle trop court.
Pouvez-vous expliquer brièvement les utilisations REDCAPE des modèles ?
Il existe sept principales raisons à modéliser. La première est de raisonner, de définir la logique d’un phénomène. De même, nous utilisons des modèles pour expliquer des phénomènes ou des similarités. Nous pouvons aussi les utiliser pour concevoir des choses, prendre des mesures, prévoir et explorer. La dernière raison est de communiquer, et c’est ce qui rend les modèles si puissants. Les modèles sont d’une valeur inestimable parce qu’ils nous permettent d’exposer clairement ce que nous voulons dire.
Dans un récent article de la Harvard Business Review, vous mentionnez l’utilisation de modèles pour « propager largement l’attention, améliorer les prédictions et rechercher le conflit »
J’ai écrit l’article dans le contexte de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour des décisions d’embauche. Certaines entreprises reçoivent des centaines de milliers de candidatures pour peut-être 5 000 à 10 000 postes. Une façon d’y faire face est de former un modèle afin de prédire des mesures simples comme la cotation de l’emploi sur la première année ou le taux de réussite à long terme.
Une approche visant à améliorer ces prédictions est celle des « forêts aléatoires ». En commençant par un modèle de plusieurs arbres décisionnels, vous le testez pour trouver les cas où il y aurait des erreurs. Vous créez ensuite un autre modèle qui se concentre uniquement sur ces « angles morts».
L’utilisation de plusieurs modèles permettra de se concentrer sur différentes dimensions
Une autre possibilité est d’adopter une approche totalement différente. Imaginez que sur 70 000 employés, 100 sont des superstars. Pourriez-vous les anticiper ? Vous ne voudriez pas embaucher tout le monde sur cette base, mais si une candidate ne répond pas de peu aux attentes sur d’autres critères et qu’elle est pourtant la plus susceptible d’être une superstar sur un million, vous seriez fou de ne pas l’engager.
L’utilisation d’un seul critère vous donnera des personnes très semblables, tandis que l’utilisation de plusieurs modèles permettra de se concentrer sur différentes dimensions. Et une fois que toutes les données sont entrées, il n’est pas si coûteux de construire des modèles supplémentaires. Une fois que vous avez les données, vous souhaitez les déployer sur un éventail de modèles.
Dans The Model Thinker, vous avez écrit : « Des choix politiques faits sur la base de modèles uniques peuvent ignorer des caractéristiques importantes telles que la disparité des revenus, l’identité, la diversité et des interdépendances externes ». Est-ce ce que nous faisons avec l’objectif de l’accord de Paris d’une réduction des émissions de CO2 plutôt que d’adopter une vision plus large et plus complexe ?
Je parle dans le livre de la loi de Campbell, selon laquelle dès que l’on essaie de fonder une politique sur une mesure, cela ne fonctionne plus parce que les gens trouvent des moyens de la contourner. Il est évidemment préférable d’avoir des limitations de CO2 que de ne pas en avoir, mais les entreprises ne trouveront-elles pas d’autres moyens de polluer qui n’émettent pas de CO2, mais qui pourraient produire quelque chose d’autre avec un effet tout aussi néfaste ? S’il existe d’autres moyens de produire de l’énergie ou de créer des procédés de production, ce comportement compensatoire ne va-t-il pas réduire à néant l’effet de la restriction des émissions de CO2 ?
A l’inverse, et c’est possiblement un autre modèle - une fois que vous instaurez des coûts élevés sur le CO2 ou d’autres gaz à effet de serre, vous créez d’énormes incitations à l’innovation. Une fois que les ampoules à incandescence sont devenues illégales, il y a eu tout à coup ce niveau d’innovation incroyable. Auparavant, les ampoules étaient si bon marché qu’il était insensé d’essayer d’innover.
Vous préconisez l’utilisation de plusieurs modèles de manière à en retirer la « prime de diversité ». Pouvez-vous nous présenter brièvement ce concept ?
La question clé est de trouver le bon ensemble.
Deux personnes ayant la même formation et la même expérience penseront le monde de la même façon et leurs prédictions seront corrélées. C’est ici que la diversité offre cette considérable prime. Si vous ajoutez quelqu’un dont les prédictions ne sont pas aussi bonnes, mais sont corrélées négativement aux autres, la prédiction collective sera bien meilleure.
Dans le cas des modèles, la question clé est de trouver le bon ensemble. Ce que vous voulez, ce sont des modèles qui se trompent différemment sur différentes choses.
Comment l’utilisation de modèles multiples peut-elle établir une harmonie entre différents points de vue ?
Par exemple, personne ne sait ce qui arrivera à l’économie dans 30 ans. N’importe quelle personne aura toutes les chances d’avoir terriblement tort. Aussi, en plus d’utiliser de nombreux modèles pour faire une moyenne, vous pouvez utiliser de nombreux modèles afin de définir un ensemble de limites, de manière à se faire une idée du pire et du meilleur scénario. Cela procure un réel avantage en matière de fiabilité. Idéalement, vous pourriez vouloir les modèles avec les meilleures mesures des faits, mais tout en conservant la diversité des conjectures.
Qu’en est-il de la disponibilité de données de qualité ?
Le big data est ce que l’on peut recueillir sur Internet, mais il existe également des données descriptives plus riches et denses provenant de l’observation et de l’interview de personnes, chose qui ne doit pas être négligée maintenant que les mégadonnées sont si bon marché. Pour autant que l’on puisse en juger, les données qualitatives sont désormais beaucoup plus précieuses.
Pour en revenir là nous avons commencé, réfléchissez à la façon dont les entretiens d’embauche ont changé. Les questions typiques étaient autrefois : « Où êtes-vous allé à l’université ? Quelle était votre moyenne ? ». C’est maintenant une perte de temps dans la mesure où un algorithme l’a déjà pris en compte. Cela permet aux personnes qui font passer l’entretien de se concentrer sur différentes choses, comme la capacité de réagir rapidement.
La conclusion d’AIQ :
Penser sur la pensée est une tâche difficile. Toutefois, les analogies et les modèles sont des outils qui nous aident au quotidien. Dans la mesure où investir consiste à comprendre le monde et à donner un sens à la possible orientation des événements, toutes les améliorations que nous pouvons apporter sont utiles.
Le pouvoir des analogies réside dans la nature du langage. Elles permettent de communiquer plus facilement des informations complexes et nous aident à atteindre de nouveaux niveaux de compréhension. En établissant des connexions créatives, elles nous permettent de voir les choses à nouveau, de découvrir des structures et de nouvelles corrélations.
Les modèles sont plus formels et systématiques. Des modèles multiples et diversifiés permettent d’analyser des ensembles de données et des problèmes complexes à partir d’un plus large éventail de perspectives, améliorant ainsi la rigueur procédurale et, espérons-le, donnant lieu à des décisions plus intelligentes.
En ce sens, ce n’est pas une coïncidence si les analogies efficaces et la pensée modélisée exigent une pensée large et diversifiée, tant au niveau individuel qu’au niveau du groupe. Dans un monde incertain où la complexité est omniprésente, nous ne pouvons nous permettre d’ignorer leur importance.