L’invasion de l’Ukraine par la Russie a valu aux notations ESG de nombreuses critiques. Bien qu’une grande partie des critiques soient injustifiées, cet épisode souligne à quel point de nombreuses questions ESG sont complexes et impliquent des compromis. Les approches d’investissement pourraient devoir être peaufinées, en particulier si le contexte géopolitique continue d’évoluer aussi rapidement.
Lisez cet article pour mieux comprendre :
- Les façons dont l’investissement ESG devra peut-être évoluer
- Pourquoi les actions de la Russie pourraient présenter des risques pour les investissements chinois
- Pourquoi les investissements dans les combustibles fossiles devront peut-être être évalués sous un nouvel angle
Quelques jours après l’entrée des chars russes en Ukraine, les observateurs du marché se sont demandés pourquoi les agences de notation ESG n’avaient pas détecté le risque associé aux investissements en Russie et pourquoi de nombreux fonds considérés comme ESG avaient des allocations importantes en actions et en dette russes.
Selon un article, environ 9,5 milliards de dollars de fonds répondant aux normes environnementales, sociales et de gouvernance européennes étaient conservés en actifs russes, souvent sur la base de notations de sociétés telles que Sustainalytics et MSCI qui étaient sans doute trop positives.1
Bien que la plupart des agences de notation ESG aient révisé leur notation de la Russie à la baisse pour sa répression de la dissidence dans le pays et ses agressions lancées à l’étranger, MSCI, par exemple, notait encore la dette souveraine du pays BBB avant l’invasion. Même si la guerre et la réaction internationale ont pu en surprendre plus d’un, le fait que cette notation ait été rapidement révisée à CCC a frappé la plupart des observateurs comme un aveu que la notation initiale était trop élevée.
L’incapacité à anticiper la belligérance de la Russie de la part notamment des agences de notation est potentiellement gênante, étant donné qu’elles sont censées se concentrer sur des facteurs tels que la démocratie, les droits de l’homme et d’autres facteurs sociaux et de gouvernance. Certains affirment que les actifs russes auraient dû être déclassés beaucoup plus sévèrement d’un point de vue ESG immédiatement après l’occupation de la Crimée par le pays en 2014, après quoi le gouvernement russe a été accusé de meurtres extraterritoriaux et d’ingérence électorale.2 Ces éléments ne sont pas seulement mauvais en soi, ils pourraient également nuire aux investisseurs étant donné la menace d’une escalade des sanctions et le risque potentiel pour leur réputation.
La confusion règne
Pour compliquer le problème auquel sont confrontés les investisseurs, il existe plus de 600 normes et cadres, fournisseurs de données, notations et classements qui s’efforcent de mesurer les risques liés aux facteurs ESG, selon la Fédération bancaire de l’Union européenne, un groupe de pression.
Ainsi, les résultats peuvent s’avérer très divergents, le même emprunteur souverain étant considéré comme à haut risque, à risque moyen ou à faible risque s’il est noté par trois agences différentes. Le fait que les fournisseurs considèrent les méthodologies comme des informations exclusives complique l’interprétation des notations ESG.
Des autorités de réglementation appellent à un travail urgent pour clarifier les nombreuses normes et pratiques utilisées pour produire les notations
Des autorités de réglementation telles que l’Autorité européenne des marchés financiers appellent à un travail urgent pour clarifier les nombreuses normes et pratiques utilisées pour produire les notations.3 De même, l’Organisation internationale des commissions de valeurs, dont les membres réglementent les marchés mondiaux des valeurs mobilières, a appelé les sociétés de notation à fournir une plus grande transparence sur la manière dont elles parviennent à leurs conclusions et à revoir régulièrement leur méthodologie.4
David Nowakowski, stratège principal multi-actifs et macro chez Aviva Investors, affirme que si les événements récents ont pu mettre en évidence des erreurs dans la méthodologie ou les décisions utilisées pour générer les notations ESG des emprunteurs souverains individuels, il serait erroné de conclure que ces dernières sont sans valeur, comme certains experts semblent l’avoir fait.
« Après tout, l’invasion a montré à quel point les paramètres non financiers peuvent être importants », ajoute-t-il.
Tom Dillon, directeur des investissements ESG souverains chez Aviva Investors, estime que les notations ESG peuvent constituer un point de départ utile pour l’analyse, mais qu’il y a un danger à se fier de manière excessive aux notations quantitatives fournies par les agences de notation, étant donné leurs limites. Les événements récents ont démontré la nécessité pour les investisseurs d’intégrer leur propre analyse qualitative lorsqu’ils évaluent les opportunités et les risques d’investissement.
L’un des principaux problèmes est que, puisque la qualité de la santé, de l’éducation et des infrastructures est prise en compte dans la notation ESG d’un pays, celle-ci a tendance à être biaisée en faveur des nations les plus riches. M. Dillon pense qu’une partie de la solution consiste à éliminer tout effet de richesse pour que les notations ESG des pays soient plus facilement comparables.
Leçons pour l’investissement dans d’autres pays
La sévérité des sanctions imposées à la Russie en a conduit certains à s’interroger sur la sagesse d’investir dans d’autres pays dépourvus de véritable démocratie et dont le bilan au chapitre des droits de l’homme est douteux, comme la Chine et l’Arabie saoudite.
La Chine est considérée par certains comme le parallèle le plus proche de la Russie, étant donné les liens de plus en plus étroits entre les deux pays (ils ont publié une déclaration de 5 000 mots dans laquelle ils affirmaient que leur amitié n’avait « aucune limite » en février) et les revendications historiques de Pékin concernant Taïwan, qui rappellent le révisionnisme de Moscou vis-à-vis de l’Ukraine.
Les risques d’investir dans des régimes totalitaires ne sont pas toujours pleinement pris en compte dans les classements ESG
Selon M. Dillon, l’invasion de l’Ukraine a ouvert les yeux de nombreux investisseurs et leur a permis de mieux comprendre l’importance des facteurs ESG. Toutefois, il reconnaît que les risques d’investir dans des régimes totalitaires ne sont pas toujours pleinement pris en compte dans les classements ESG des pays et donc dans le cours des titres.
Dans le cas de la Chine, par exemple, le risque de faux pas de la politique gouvernementale, un environnement commercial sujet à de brusques remaniements et la question de l’internement massif des Ouïghours sont autant d’arguments en faveur d’une révision à la baisse de la notation ESG.
« Si les investisseurs en Russie auraient dû être rémunérés pour le risque de sanctions, le même principe devrait s’appliquer à la Chine, où d’autres risques liés aux critères ESG ne sont pas bien pris en compte dans les notations », explique M. Dillon.
Compte tenu de ce que certains perçoivent comme un risque accru d’investissement en Chine, au moins un gestionnaire d’actifs aurait commencé à mettre les actifs chinois sur liste noire après avoir élaboré un nouvel outil d’analyse des risques ESG.
M. Nowakowski est loin d’être convaincu qu’il s’agit de la bonne solution. « Les mauvaises notations constituent un signal d’alarme, mais cela signifie simplement que vous devez procéder à des évaluations supplémentaires », dit-il. Il prévient toutefois qu’à mesure que la polarisation du monde s’accentue, les critiques occidentales à l’égard des régimes autocratiques ne peuvent que s’intensifier.
Les notations ESG devront peut-être tenir compte du fait que les investissements dans des pays comme la Chine deviennent potentiellement plus risqués
« Si la démondialisation s’accélère, comme cela semble plausible, la demande d’investissements compatibles avec les valeurs chères aux investisseurs des démocraties libérales est susceptible d’augmenter. Les notations ESG devront peut-être commencer à tenir compte du fait que les investissements dans des pays comme la Chine deviennent moins attrayants et potentiellement plus risqués, même si cela ne sera pas plus facile à faire de manière objective sur une base régulière », explique-t-il.
Conséquences pour les entreprises
Bien que les notations ESG souveraines puissent présenter des lacunes, M. Nowakowski et M. Dillon pensent qu’un autre problème réside dans le fait que le risque pays lié aux critères ESG ne se répercute souvent pas sur les notations ESG des entreprises.
Le problème est particulièrement apparent dans le cas des entreprises publiques ou contrôlées par l’État dans les pays qui violent les droits de l’homme. Cela dit, les actifs des marchés émergents ne sont pas les seuls à présenter un problème potentiel. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis en évidence la nécessité d’intégrer plus précisément les risques liés aux critères ESG dans les titres émis par des sociétés domiciliées dans des pays développés, mais ayant des activités importantes dans des pays présentant de faibles notations ESG.
Ces dernières semaines, de nombreuses entreprises des marchés développés ont été contraintes d’amortir des milliards de dollars d’investissements en raison de la pression exercée par l’opinion publique pour qu’elles se retirent de Russie et des sanctions occidentales qui ont abouti à la non-viabilité de leurs activités. En avril, Shell a annoncé qu’elle allait réduire la valeur de ses actifs russes de 3,9 milliards de dollars, tandis que BP a enregistré une charge de 25,4 milliards de dollars après avoir amorti sa participation dans Rosneft.
Comme pour la Russie, les entreprises occidentales présentes en Chine seraient vulnérables si les relations entre la Chine et l’Occident continuaient à se dégrader. Compte tenu de l’importance économique comparative de la Chine, cela pourrait avoir de graves conséquences pour certaines d’entre elles.
Les entreprises occidentales qui dépendent de la Chine pour leurs composants pourraient être menacées
Un conseiller de l’un des principaux constructeurs automobiles allemands aurait déclaré en mars que, si se retirer de la Russie était une chose, s’il y avait des pressions pour se retirer de la Chine, la situation serait « proche d’une crise existentielle ».5 La Chine représente plus d’un tiers des ventes de Volkswagen, BMW et Mercedes-Benz, et constitue un marché essentiel pour de nombreuses autres multinationales. Les entreprises occidentales qui dépendent de la Chine pour leurs composants pourraient également être menacées.
« Si l’Occident devait imposer des sanctions après une invasion chinoise de Taïwan, il est probable que la Chine réponde de la même manière. C’est un élément qui devrait figurer dans votre évaluation ESG, mais qui ne figurera pas dans votre tableau des flux de trésorerie », explique M. Nowakowski.
Il ne s’agit pas nécessairement de retirer tous les investissements de Chine, mais d’évaluer les investissements et leurs risques, et de les comparer à d’autres opportunités avec les informations les plus objectives.
Compromis en matière de carbone
Les retombées de l’invasion ont entraîné une flambée des prix de l’énergie, entraînant des difficultés pour des millions de personnes. Bien que son effet se soit fait sentir dans le monde entier, l’impact a été le plus important en Europe, grand importateur de pétrole et de gaz en provenance de Russie. Sur tout le continent, les gouvernements ont été contraints de prendre des mesures d’aide pour protéger les ménages et les entreprises d’une partie de l’impact. Malgré cela, on craint que de nombreuses entreprises européennes à forte consommation d’énergie ne soient gravement désavantagées par rapport à leurs concurrents de zones géographiques plus éloignées, où la hausse des factures d’énergie a été beaucoup moins importante.
En mars, les dirigeants de l’UE ont adopté plusieurs mesures pour réduire la dépendance de l’Union à l’égard des combustibles fossiles russes. Il s’agit notamment d’accroître les investissements dans les énergies renouvelables, d’accélérer la production d’hydrogène et de construire des installations de stockage de gaz et des infrastructures de gaz naturel liquéfié.6
Il faudra des années avant que l’UE puisse supprimer sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes
Toutefois, selon M. Nowakowski, si la guerre est susceptible de forcer de nombreux pays à accélérer la transition de leur économie vers les énergies renouvelables, des contraintes pèsent sur la rapidité avec laquelle cette transition peut être réalisée. La plupart des analystes estiment qu’il faudra des années avant que l’UE puisse supprimer sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes. En attendant, elle sera vulnérable aux arrêts de l’approvisionnement en gaz opérés par la Russie.
Selon une note de recherche de Goldman Sachs, un passage rapide du gaz naturel aux énergies renouvelables et l’essor de l’électrification en l’absence d’infrastructures de stockage d’énergie « présentent des risques pour la fiabilité énergétique ».
« En attendant que les infrastructures de stockage d’énergie (réseaux traditionnels et intelligents) et les technologies (batteries à l’échelle des services aux collectivités et hydrogène) soient capables de répondre aux besoins d’une économie de plus en plus électrifiée, nous pensons que le gaz naturel et l’énergie nucléaire ont un rôle à jouer à court terme pour permettre une transition énergétique fluide et contribuer à éviter une pénurie d’énergie », ont affirmé les analystes de la banque américaine.
La sécurité énergétique et la nécessité de protéger les membres les plus pauvres de la société contre l’impact de la hausse des factures d’énergie sont soudainement devenues des objectifs politiques d’une importance capitale. Cette situation a conduit à des appels à de nouveaux investissements dans les combustibles fossiles comme solution à court terme.
Comme on pouvait s’y attendre, certains se sont demandé si les investisseurs ESG n’avaient pas été trop agressifs en mettant sur liste noire les investissements dans de nouveaux projets de combustibles fossiles alors qu’ils tentaient de réduire les émissions de carbone. En partie, ces arguments confondent ESG et investissement durable, comme l’a récemment expliqué Mark Versey, PDG d’Aviva Investors, dans l’article Thick skins and tin ears : Facing up to the ESG backlash.
Sora Utzinger, analyste ESG senior chez Aviva Investors, reconnaît que les événements récents ont mis en évidence la nécessité de prendre en compte la sécurité énergétique, alors que les pays tentent de progresser en matière de transition énergétique. Toutefois, si les investisseurs n’ont peut-être pas accordé suffisamment d’attention à la question de la sécurité énergétique, il s’agit en fin de compte d’un problème que les gouvernements doivent résoudre.
« L’assouplissement des règles de planification pour permettre l’installation plus rapide d’infrastructures renouvelables et la conception de pipelines compatibles avec les gaz sans émission de carbone sont deux mesures qui pourraient être prises pour résoudre le problème sans compromettre les objectifs de neutralité carbone », explique-t-elle.
Il existe souvent des tensions et des compromis, voire de véritables conflits, entre la performance financière et les notations ESG
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a peut-être mis en lumière une vérité gênante, à savoir qu’il existe souvent des tensions et des compromis, voire de véritables conflits, entre la performance financière et les notations ESG, ainsi que d’autres considérations subjectives sur la moralité, les opinions politiques et les droits de l’homme. Mais ce serait une erreur d’opter pour un rejet en bloc.
L’intérêt de l’intégration des critères ESG est d’améliorer la performance des investissements en comprenant mieux les risques liés aux différentes opportunités d’investissement qu’en examinant uniquement les indicateurs financiers standard.
Comme l’explique M. Nowakowski : « Bien qu’il puisse y avoir des enseignements à tirer des événements récents, loin de saper les arguments en faveur de l’investissement ESG, l’invasion de l’Ukraine a souligné à quel point il peut être important de faire les bons choix en ce qui concerne les considérations non financières ».