Nous nous entretenons avec le politologue des thèmes influant sur les marchés émergents à long terme, depuis la guerre commerciale jusqu’à l’automatisation technologique, en passant par le changement climatique.
Les marchés émergents sont confrontés à une nouvelle ère d’incertitude. Le différend commercial entre les États-Unis et la Chine a perturbé les chaînes d’approvisionnement et contraint les petites économies émergentes à prendre parti. Au niveau national, les gouvernements des pays émergents luttent pour leur légitimité. Les menaces de l’automatisation du marché du travail et des changements climatiques extrêmes approchent à grands pas.
Ian Bremmer est mieux placé que la plupart des autres pour analyser l’impact de ces tendances. En tant que président et fondateur d’Eurasia Group, une société de recherche et de conseil sur le risque politique, il a créé le premier indice mondial du risque politique. La définition de Ian Bremmer des marchés émergents - « les pays où la politique est au moins aussi importante que l’économie pour le marché » - est largement acceptée. Bien avant l’ascension de Donald Trump, son concept d’un monde « G-Zéro » s’est imposé comme une façon de décrire le vide de pouvoir laissé après le retrait de l’Amérique du leadership mondial.
Les idées de Bremmer ont rallié un public plus large à travers ses chroniques pour le magazine Time et ses apparitions à la télévision. Son tout dernier livre, Us vs. Them, analyse le rejet par les politiques de la mondialisation. En racontant sa propre ascension depuis les projets de logements ouvriers du Massachusetts, Ian Bremmer constate que la mobilité sociale est de plus en plus difficile dans une société toujours plus stratifiée : « Dans mon ancien quartier, les gens sont en colère... ils ne pensent plus que le travail et l’éducation sont suffisants ». Comme il le fait observer, cette frustration est également de plus en plus manifeste dans les économies émergentes - malgré les opportunités que la mondialisation a offertes au monde en développement ces dernières décennies.
Dans le cadre de cet entretien, Ian Bremmer livre ses perspectives sur trois fronts : la guerre commerciale et l’avenir de la géopolitique dans un monde « G-Zéro ». Mais également la façon dont les gouvernements des pays émergents envisagent le modèle centralisé de la Chine dans leur quête de plus grand contrôle d’économies difficiles à gérer et de populations contestataires.
Vous définissez les marchés émergents comme les pays où la politique a une grande influence sur le marché. La montée des politiques populistes aux États-Unis et en Europe de l’Ouest a-t-elle compliqué cette distinction entre pays émergents et développés ?
Cela rend certainement la politique plus importante dans le monde développé. Nous voyons, par exemple, des droits de douane être imposés par les États-Unis à l’encontre de la Chine. Des tarifs douaniers contre le Mexique pourraient être bientôt instaurés. Il ne fait aucun doute que ce qui émane de Washington, de Rome et de Londres avec le vote en faveur du Brexit est plus important pour les investissements qu’auparavant.
Mais, il est clair que, si on laisse de côté ses tweets et ses déclarations publiques, les politiques actuelles de Donald Trump ne sont pas si différentes de celles des Républicains traditionnels : regardez le retour en arrière réglementaire, l’application sélective de la loi ou les nominations judiciaires et à la Fed. Je pense donc que c’est un peu surestimé. Même si le risque politique est devenu plus important dans l’environnement macroéconomique en raison de la récession géopolitique que nous connaissons et du déclin de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis, je pense cependant qu’une définition générale voulant que les marchés émergents soient des pays où la politique compte davantage sur le plan intérieur demeure une définition assez pertinente.
Comment voyez-vous évoluer la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine ?
Les deux dirigeants veulent éviter une escalade significative de l’actuelle guerre de représailles sur les tarifs douaniers. C’est une incitation, sinon à conclure un accord global, du moins à obtenir un certain type de cessez-le-feu. Mais, c’est devenu beaucoup plus difficile à mesure que les deux camps ont attaqué. Il n’y a pas eu d’injures directes entre Donald Trump et Xi Jinping, ce qui est une bonne chose - les deux dirigeants ont toujours maintenu une relation - mais la probabilité d’obtenir un accord décisif s’amenuise, en partie parce que l’économie américaine se porte si bien et que Trump pense pouvoir s’en sortir sans aucun dommage.
Mais, permettez-moi d’être clair : qu’il y ait un accord ou non, il n’existe pas de confiance entre ces deux pays. La leçon que les Chinois ont retirée, c’est de ne plus jamais être aussi vulnérables face aux États-Unis. Cela signifie de s’assurer d’avoir un pouvoir politique sur sa chaîne d’approvisionnement, par exemple pour la production de semi-conducteurs. Le fait que l’Amérique rende de plus en plus difficile pour Huawei de se développer et de déployer la 5G à l’international est également un gros problème.
Entrevoyez-vous donc un conflit à long terme entre les deux puissances sur le front de la technologie ?
Je pense que nous assistons au début d’une guerre froide dans les domaines de la technologie et de l’intelligence artificielle, indépendamment du fait qu’une trêve commerciale puisse ou non être conclue. Pour le commerce de base, les Américains et les Chinois ont encore beaucoup besoin les uns des autres. Nous n’avons plus besoin d’autant de main-d’œuvre chinoise qu’auparavant, mais nous voulons quand même encore acheter beaucoup de biens en Chine car ils sont moins chers et la Chine veut encore vendre beaucoup de produits aux États-Unis. Les économies demeurent extrêmement interdépendantes à cet égard. Alors que sur le plan technologique, les géants technologiques américains comme Amazon, Google et Facebook ne font pas beaucoup d’affaires en Chine et la Chine développe des alternatives - regardez Tencent ou Alibaba. Il ne s’agit pas d’entreprises qui font beaucoup d’affaires aux États-Unis, mais qui sont dominantes en Chine. Ainsi, le fait qu’il n’existe pas autant de liens dans le domaine de la technologie, sur le front du commerce vous en dit long sur la direction que prennent ces relations.
Vous avez écrit l’année dernière sur la vulnérabilité des pays émergents à la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis. Maintenant que la hausse des taux de la Fed semble interrompue (ou qu’ils pourraient même baisser), ce risque a-t-il diminué ?
Suite au changement de cap de la Fed, les marchés émergents sont moins vulnérables à la hausse des taux outre-Atlantique et aux sorties de capitaux en résultant, mais ils demeurent confrontés à des pressions extérieures. La première est le ralentissement de la Chine, et la deuxième est qu’ils restent liés à la croissance mondiale qui ralentit. Même si une Fed plus accommodante offre un répit à l’heure actuelle, la croissance économique et les performances des marchés financiers des pays émergents sont toujours étroitement liées aux conditions financières mondiales, ce qui rend plus difficile pour nombre d’entre eux l’utilisation des politiques budgétaire et monétaire afin de lisser le cycle économique.
La demande de matières premières de la Chine devrait diminuer à mesure qu’elle passe à un modèle de croissance davantage axé sur la consommation. Comment cela pourrait-il influer sur d’autres marchés émergents ?
La demande chinoise est une réelle menace pour la croissance future des pays émergents. Une Chine qui importe moins de matières premières et exporte moins de produits manufacturés remet en question le modèle de croissance fondamental des pays émergents. Parmi les plus exposés figurent notamment le Brésil, l’Argentine, l’Afrique du Sud et l’Indonésie. Toute la difficulté pour les marchés émergents va être de se réformer face au ralentissement de la Chine : augmenter les investissements au niveau national, accroître la consommation, éviter les bulles du crédit et trouver des alternatives aux exportations de ressources naturelles vers la Chine. L’Inde montre la voie en la matière sous l’égide de Narendra Modi, malgré les nombreux défis que comporte son programme de réformes.
Il existe deux facteurs de compensation qui sont tous les deux plus importants pour l’Asie émergente. Le premier est l’initiative chinoise Belt and Road qui augmente les ressources pour les investissements dans les infrastructures locales, ce qui pourrait aider à faciliter le commerce intra-régional qui est moins tributaire de la seule demande chinoise. Le deuxième vient de l’augmentation de la consommation en Chine, qui offre aux pays émergents capables de remonter la chaine de valeur et d’exporter davantage de biens de consommation en Chine, un plus grand marché pour vendre leurs produits.
Vous avez inventé le concept d’un monde « G-Zéro » pour décrire le déclin de l’influence occidentale. Quelles sont les implications du monde « G-Zéro » pour les petites économies émergentes ?
L’ordre précédent était caractérisé par des institutions mondiales dirigées par les États-Unis et cette forme de mondialisation a créé plus d’efficacité dans l’économie mondiale. Je ne pense pas qu’un monde « G-Zéro » implique un déclin des États-Unis, mais il signifie que leur influence internationale est en déclin. Il n’y a personne pour les remplacer ; il n’y aura donc pas de leader mondial. Il y a beaucoup de leaders, mais ces leaders sont de plus en plus dominants dans leur propre pré carré : la Russie est dominante dans sa sphère d’influence de plus en plus restreinte, les Chinois sont de plus en plus dominants en Asie, les États-Unis restent dominants dans la majeure partie de l’hémisphère occidental. Au Moyen-Orient, personne ne domine ; il y a plusieurs pays qui veulent avoir davantage d’influence et qui se détestent tous les uns les autres ; c’est ce qui cause beaucoup de conflits.
Je pense que cela va devenir plus difficile pour les petits marchés émergents. En Asie, il existe de nombreux pays relativement petits qui entretiennent de solides relations militaires avec les États-Unis et de solides relations économiques avec la Chine, et ils veulent pouvoir faire les deux. Je pense qu’il sera plus difficile de faire les deux avec le temps. Il va devenir plus difficile de se dérober, d’être en phase avec tout le monde et d’être neutre dans un monde « G-Zéro ». De plus en plus, les petites économies devront trouver un moyen de naviguer dans un monde où il existe plusieurs dirigeants qui sont puissants de différentes façons.
Plutôt que d’une « quatrième révolution industrielle », vous avez parlé d’une révolution « post-industrielle » où l’automatisation laisse des millions de personnes sans emploi. Quelles économies en seront les plus vulnérables ?
Les pays les plus vulnérables seront ceux qui ont le mieux réussi en termes de consommation tirée par la main-d’œuvre, de croissance économique tirée par la main-d’œuvre, ainsi que les marchés émergents dont les systèmes politiques sont considérés comme moins légitimes. L’automatisation affaiblit le contrat social et rend les classes moyennes émergentes plus vulnérables.
Les choses se passent différemment d’un pays à l’autre. Je m’inquiète moins pour l’Inde parce que la main-d'œuvre indienne est encore très bon marché et que le pays n’en est qu’au début de la construction de son infrastructure, de sorte qu’il bénéficie encore d’un important potentiel de croissance avant d’être désintermédié par l’automatisation. Des pays comme le Mexique, le Brésil et l’Afrique du Sud sont plus vulnérables. Ils connaissent également une montée des mouvements populistes, ce qui fait qu’il est difficile pour un centre politique de se solidifier, de faire une planification stratégique à long terme et d’investir pour changer le contrat social.
Comment la dynamique « nous contre eux » que vous observez dans les pays émergents se compare-t-elle au rejet de la mondialisation que nous observons dans les économies développées ?
Les gens se sentent privés de leurs droits, ils sont en colère, ils ont l’impression que le système est corrompu, que les responsables politiques et administratifs sont corrompus et ne travaillent pas pour eux, et ils sont de plus en plus ébranlés par la technologie. Mais, ce sont des pays qui sont généralement en faveur du libre-échange parce que leurs classes moyennes en ont bénéficié. Si vous prenez l’exemple du Mexique, Andrés Manuel López Obrador est fortement de gauche, voire réactionnaire à certains égards, mais il est très pro-ALENA et pro-ACEUM parce qu’ils ont permis l’essor de la classe moyenne et ouvrière mexicaine. Mais la technologie représente une menace de plus en plus vive pour ces classes moyennes et même pour les classes ouvrières, et cela rendra ces pays plus difficiles à gouverner efficacement.
Le changement climatique nous affectera tous, mais les marchés émergents semblent particulièrement vulnérables. Pour en revenir au concept « G-Zéro », un manque de coopération mondiale pourrait-il entraver les efforts de lutte contre le changement climatique au niveau international ?
Très clairement. Les États-Unis se sont retirés de l’accord de Paris sur le climat. Alexandria Ocasio-Cortez évoque un New Deal vert, mais bien sûr les Chinois sont responsables de deux fois plus d’émissions que les États-Unis. Ce dont on aurait besoin, ce n’est pas d’un New Deal vert, mais d’un Plan Marshall vert : comme la Chine et l’Inde se taillent la part du lion en matière d’émissions, mais n’ont pas nécessairement les ressources pour s’attaquer seules au problème, il faut que d’autres pays travaillent avec elles afin d’essayer de le résoudre. C’est de plus en plus difficile dans un monde « G-Zéro ».
Les dernières grandes crises que nous avons connues dans le monde, le 11 septembre 2001 et la crise financière de 2008, ont été profondément marquées par la façon dont l’Amérique et le monde se sont unis pour y faire face. Pensez à la coalition des États volontaires en Afghanistan, des dizaines de pays y ont participé, même les Russes. Pensez à la façon dont le G20 a fonctionné en 2008-09, tous les alliés, même les Chinois, ont travaillé ensemble pour éviter une grande dépression. Les changements climatiques sont d’une ampleur encore bien plus grande que ces défis, mais nous sommes loin d’avoir atteint le niveau de consensus ou de cohésion au niveau mondial afin d’être à même d’y réagir et d’y résister. Il est regrettable que le changement climatique frappe dans un monde « G-Zéro ».
Vous vous êtes inspiré de l’idée de l’auteur de science-fiction William Gibson selon laquelle « le futur est déjà là — il n’est simplement pas réparti équitablement ». Existe-t-il une économie émergente laissant entrevoir l’avenir pour les pays émergents - qu’il s’agisse du modèle capitaliste dirigé par l’État chinois ou de la démocratie forte et chaotique de l’Inde ?
Les Chinois deviennent plus puissants en partie parce que la technologie leur permet un meilleur contrôle : ce n’est plus le « Grand Firewall », c’est le crédit social, c’est l’intelligence artificielle, la surveillance, et il existe beaucoup de pays émergents qui considèrent ce type de contrôle comme attrayant. Je pense que Narendra Modi, en Inde, voit certainement le système universel d’identification Aadhaar comme un moyen de permettre un meilleur contrôle : permettre une allocation plus efficace des ressources, la construction d’infrastructures, l’acheminement de l’argent là où il doit aller et éviter une démocratie confuse. Si Modi pouvait être moins démocrate pour réaliser plus de croissance, il serait tout à fait d’accord. Beaucoup de ses partisans acquiesceraient.
Je ne crois pas qu’on puisse faire un régime autoritaire en Inde, le pays est trop décentralisé et la plupart des partis politiques ne seraient pas d’accord avec Modi et le BJP là-dessus ; la culture n’est pas là. Mais [au niveau mondial] nous allons dans cette direction. Il y a vingt ou trente ans, tout le monde pensait que l’avenir serait la fin de l’histoire, que les régimes autoritaires seraient décrédibilisés par la mondialisation, la révolution technologique et les communications. Aujourd’hui, c’est là quelque chose que l’on ne peut plus dire ; il est plus difficile de faire valoir que le cours de l’histoire tend vers la démocratie libérale. De plus en plus, certains pays trouveront qu’un système capitaliste d’État de type chinois et fondé sur la technologie sera plus intéressant pour eux.