La dégradation de la nature pourrait-elle représenter une menace importante pour la stabilité financière et des entreprises ? Alors que le changement climatique s’accélère, que les océans s’acidifient, que la déforestation et l’érosion des sols se poursuivent et que des espèces s’éteignent, cette question importante se pose pour les investisseurs et les organismes de réglementation financière du monde entier.
Lisez cet article pour comprendre :
- Pourquoi le changement climatique et la dégradation de la nature doivent faire l’objet d’une seule et même lutte ;
- Ce que les tests de résistance ont révélé sur l’ampleur du risque pour la nature ;
- Ce que le groupe de travail sur les déclarations financières liées à la nature espère accomplir et dans quels délais.
« Nous sommes confrontés à une crise mondiale » avertissait David Attenborough dans son introduction au rapport The Economics of Biodiversity1 dirigé par le professeur Partha Dasgupta. « Nous dépendons entièrement du monde naturel. À chaque inspiration, il nous emplit d’oxygène, à chaque fois que nous avons faim, il nous nourrit. Nous lui infligeons pourtant des dommages si profonds que bon nombre des systèmes naturels qui le constituent sont au bord de la rupture. »
Cette conclusion implique de graves conséquences pour les citoyens du monde entier et a suscité des questions sur la façon dont les entreprises surveillent et déclarent leurs impacts environnementaux. Qui est responsable de la pollution, de la disparition des espèces ou de l’épuisement des réserves d’eau souterraine ? Qu’est-ce qui doit changer pour garantir que le capital ne finance pas des activités qui détruisent la nature mais soutient des activités qui lui bénéficient, c’est-à-dire des activités axées sur la préservation et la réhabilitation des milieux naturels ?
David Craig, fondateur de Refinitiv, l’un des plus grands fournisseurs de données sur les marchés financiers au monde, est l’un des principaux instigateurs du débat. Il est désormais co-président du groupe de travail sur les déclarations financières liées à la nature (Taskforce on Nature-Related Financial Disclosures, TNFD). Le TNFD a pour mission pour fournir un cadre de gestion et de déclaration des risques aux organisations afin qu’elles déclarent les risques pour la nature et prennent des mesures pour les éviter, en tenant compte de leur caractère non figé, initiative qui devrait amener une « redirection des flux financiers vers des actions n’ayant pas de conséquences négatives sur la nature ».
Plus de la moitié de la production économique mondiale (44 000 milliards de dollars selon le Forum économique mondial) dépend dans une certaine mesure de la nature ; l’enjeu est donc de taille. Selon Craig, l’intérêt porté aux risques pour la nature est beaucoup plus présent depuis la pandémie de COVID-19, et le TNFD propose une feuille de route ambitieuse pour que ce risque soit visible sur les bilans des grandes entreprises cotées.
Le travail du TNFD suscite-t-il de l’intérêt ?
Depuis notre lancement officiel en juin 2021, de plus en plus d’acteurs s’intéressent à notre travail. Les organismes de défense de la nature travaillent sur ce sujet depuis de nombreuses années, mais l’intérêt qu’il suscite et la sensibilisation au sein de la communauté financière et commerciale sont désormais de plus en plus manifestes. Notre idée est de rapprocher ces deux sphères, la nature et la finance, grâce à un cadre de comptabilité et de déclaration des risques. Nous essayons de combler le fossé entre les agences environnementales et les ministres des Finances.
Notre initiative a été approuvée par le G7 en juin. Cette étape a été un grand pas en avant, grâce au soutien et à l’aide de divers membres, dont le Canada, le Royaume-Uni et la France. Au cours de l’été, le gouvernement français nous a témoigné son soutien de manière concrète, non seulement par des financements et par son implication, mais également par la voix de son président, Emmanuel Macron, qui a évoqué notre initiative à plusieurs reprises. Nous avons le soutien de l’ONU par le biais, entre autres, du PNUD et du PNUE FI, ainsi que du World Wide Fund for Nature et de Global Canopy, organisme à but non lucratif luttant contre la déforestation, qui ont tous conduit à la création du TNFD. Nous avons ensuite reçu l’approbation du G20 en octobre.
De nombreux gouvernements ont commencé à prendre conscience de l’importance de la nature et du climat
De nombreux autres gouvernements ont commencé à prendre conscience de l’importance de la nature et du climat. Au départ, les responsables reconnaissaient l’importance du climat et déclaraient : « Commençons par remédier à ce problème, et nous nous chargerons de la nature ensuite. » Aujourd’hui, le risque commence à être quantifié. L’interconnectivité entre le climat et la nature nous empêche de les dissocier, car la plupart des outils susceptibles d’être utilisés pour lutter contre le changement climatique et assurer l’absorption du carbone seront naturels.
Certains pays ont déjà une bonne longueur d’avance. Les banques françaises ont fait des progrès notables. Le Japon a imposé la déclaration des risques pour la nature et est un pays particulièrement actif dans ce domaine. L’Australie prend également les devants ; il s’agit de l’une des économies les plus dépendantes de la nature au monde, mais aussi l’une des plus exposées en raison de la dégradation de l’état des océans, des incendies de forêt et des sécheresses.
Nous sommes pris dans un cercle vicieux. La dégradation de la nature pose un risque important pour l’économie mondiale, car nous utilisons des ressources naturelles dans tout ce que nous faisons. Le changement climatique détériore également la nature, ce qui a un impact sur les ressources naturelles qui absorberont le carbone, et donc sur les algues, les récifs océaniques, les forêts, les savanes, etc.
Le forum TNFD compte désormais plus de 230 membres engagés
En plus des 34 membres du TNFD qui travaillent directement sur le cadre, le forum TNFD compte désormais plus de 230 membres engagés, et le gouvernement australien a accepté de nous soutenir financièrement lors de la COP26, ce qui est fantastique. Pourtant, les parties prenantes ne savent toujours pas quoi faire. Par où commencer pour gérer les risques pour la nature et la biodiversité ? Comment allons-nous procéder pour les déclarations ?
J’ai lancé de nombreux projets dans les services financiers et d’autres domaines, mais j’ai rarement vu un tel niveau d’intérêt et d’engagement.
Pourquoi la communauté a-t-elle mis autant de temps à prendre conscience des enjeux ? Les écologistes en parlent depuis des années.
C’est vrai. Depuis des dizaines d’années, face à la dégradation de la nature et de la biodiversité, diverses personnalités tirent la sonnette d’alarme. Par exemple, le Prince Charles a déclaré être décrit depuis une cinquantaine d’années comme un activiste écologiste. C’est lui qui a lancé le projet Sustainable Markets Initiative, bien qu’au début, personne ne l’écoutait.
L’ampleur de l’exposition financière à la nature a été révélée au grand jour
Depuis, l’ampleur de l’exposition financière à la nature a été révélée au grand jour. Plusieurs banques centrales réalisent actuellement des tests de résistance dans ce domaine, ce qui est toujours intéressant, car personne ne connait la suite. Les Pays-Bas se sont prêtés à l’exercice, tout comme le Brésil et la France.
L’étude française a révélé que 40 à 50 % des portefeuilles de prêts bancaires sont exposés à la nature. Cette proportion est considérable, surtout si elle est rapportée à l’envergure des dégradations, à savoir que nous perdons toutes les six secondes l’équivalent d’un terrain de football de forêt tropicale primaire. Ce chiffre est exorbitant. En examinant ces données et en se penchant sur les facteurs, on se rend vite compte que s’inquiéter pour les pandas, c’est bien, mais que ce qui changera vraiment les choses, c’est une évaluation sérieuse du risque économique et de la réalité.
On se rend vite compte que s’inquiéter pour les pandas, c’est bien, mais que ce qui changera vraiment les choses, c’est une évaluation sérieuse du risque économique et de la réalité
En l’état actuel des choses, nos systèmes ne sont pas durables. Le rapport de Dasgupta a constitué une avancée majeure à cet égard. Le professeur Dasgupta a clamé haut et fort que les systèmes naturels et économiques étaient bien plus étroitement liés que la plupart des gens ne le pensaient, et cela a entraîné une prise de conscience.
Prenez le COVID-19. À l’origine, c’est un problème propre à la nature, qui s’est propagé chez les humains en raison de leur proximité avec des animaux. Et ses conséquences financières sur les entreprises ont été désastreuses. Les gestionnaires d’actifs et les assureurs prennent ce problème au sérieux, car il leur incombe, tant sur le plan réglementaire et financier que fiduciaire, de prendre en compte ces facteurs externes. Ils s’affairent pour traiter ce problème rapidement. La crise a permis à tous les acteurs du système de prendre conscience qu’ils ont une raison d’agir, dès maintenant.
Les dépendances entre les industries et l’environnement naturel sont surprenantes
Certains exemples sont révélateurs. Par exemple, les États-Unis consacrent plus de 300 millions de dollars par an à l’expédition d’abeilles dans tout le pays, car les pollinisateurs sont menacés. Sans pollinisation, les fruits ne peuvent pas être cultivés. Un fabricant de puces en Corée du Sud a dû arrêter sa production, car il n’avait plus d’eau. Dans l’esprit des gens, les risques associés à la nature n’ont un impact que sur l’agriculture et la pêche, mais les dépendances des industries vis-à-vis l’environnement naturel et l’impact sur leurs chaînes d’approvisionnement sont surprenantes.
Coca-Cola s’efforce de réduire le gaspillage de l’eau depuis environ dix ans. Sur son site Web, l’entreprise indique la quantité d’eau nécessaire pour produire un litre de Coca-Cola (voir le schéma 1).2,3 Pourquoi faire ? Coca-Cola produit sa boisson et possède des usines d’embouteillage dans le monde entier, mais ne peut pas fonctionner sans eau. Pour les besoins de la production, l’eau est extraite des sources souterraines plus rapidement qu’elle ne peut être remplacée. Cet exemple est intéressant, car l’entreprise a commencé à étudier ce problème en détail et à l’associer à ses données financières.
Schéma 1 : Quelle est la quantité d’eau nécessaire pour produire 1 litre de Coca-Cola ?
Source : Aviva Investors : Données de Coca-Cola, 20214 et Coca-Cola Great Britain, 20225
Concernant le climat, la communauté internationale s’est rassemblée autour d’un objectif de haut niveau. Ce potentiel existe-t-il pour la biodiversité ou les problèmes sont-ils trop complexes ?
Il nous a fallu six ans pour ramener le problème climatique à quelques chiffres, fondés sur des augmentations moyennes de la température mondiale de 1,5 degré, 1,8 degré, etc. Le dioxyde de carbone et le méthane sont à la fois uniformes dans le monde entier et mesurables, ce qui aide.
Nous pourrions dégager plusieurs chiffres, mais ça ne sera jamais aussi simple qu’avec le climat
Les systèmes naturels et la biodiversité s’étudient à l’échelle locale. Les facteurs doivent s’envisager dans un contexte particulier, propre à l’emplacement et au secteur ; autrement dit, ils dépendent de votre position sur le globe. Ainsi, certaines entreprises seront particulièrement exposées aux risques liés à l’eau, tandis que d’autres seront exposées aux risques liés à l’utilisation et à la fertilité des sols. Cette complexité ne peut pas se résumer en un seul chiffre, mais peut être exprimée par un ensemble de valeurs. L’utilisation de l’eau est mesurable, tout comme l’utilisation des sols. Pour la biodiversité, l’indicateur STAR (menaces, extinction et réhabilitation des espèces), entre autres, peut également fournir des données. Nous pourrions dégager plusieurs chiffres, mais ça ne sera jamais aussi simple qu’avec le climat.
Nous devons arrêter de donner la priorité au climat. Si nous pouvions revenir six ans en arrière, nous chercherions probablement à appréhender la nature dans sa globalité, et le climat en serait une composante. Dans le modèle établissant les neuf limites planétaires6 créé par le professeur Johan Rockström à l’institut de recherche Stockholm Resilience Centre, l’une des limites définies est le climat. Nous pouvons étudier l’augmentation de la température, mais nous devons aussi nous pencher sur l’acidification des océans, l’utilisation des terres, les polluants et d’autres facteurs.
Je vais donc répondre différemment à la question. Il existe des indicateurs que nous devons utiliser pour surveiller l’ensemble du système naturel. Pour le climat, notre approche est relativement simple, mais nous devons prendre en compte d’autres limites planétaires et utiliser des indicateurs adaptés à ces dernières pour avoir une vision plus complète.
De plus en plus, la nécessité d’une transition équitable en matière d’action climatique trouve sa place dans les consciences. Pourquoi est-il important d’engager une transition équitable concernant la biodiversité ?
Le problème est le même, voire peut-être plus important si le climat est considéré comme une composante de la nature, et non l’inverse.
Prenons l’agriculture. En Amérique du Nord et dans d’autres régions du monde, nous avons mis en place une agriculture industrielle, mais en général, dans le monde entier, les fermes sont plutôt de petites structures, gérées et détenues localement. Si nous tablons sur les systèmes naturels, les techniques agricoles industrielles devront évoluer.
Comment financer des changements vers des pratiques respectueuses de la nature ?
Les gouvernements financent actuellement des méthodes agricoles qui ne sont pas nécessairement bonnes pour l’environnement et qui ont des répercussions. L’ancien vice-président Al Gore a déclaré qu’il ne restera plus que 50 cultures aux États-Unis si les engrais continuent d’être épandus au rythme actuel. Les questions qui se posent sont les suivantes : comment financer des changements vers des pratiques respectueuses de la nature ? Comment les populations rurales ou indigènes qui cultivent les sols aujourd’hui peuvent-elles être soutenues ?
Nous dépendons également énormément de la pêche. Vingt millions de personnes en Indonésie mangent du poisson ou vivent de la pêche, mais les océans se meurent. Comment mettre un terme à cette spirale infernale et s’assurer que les personnes qui dépendent de la pêche sont accompagnées et non pas forcées de s’adapter ? Il est crucial de placer l’aspect social au cœur de la recherche de solutions.
Qu’en est-il de l’état de nos forêts ? Comment pouvons-nous inciter les pays moins développés à ne pas détruire les forêts vierges ? Ironiquement, certaines mesures incitatives pour la compensation carbone encouragent les entreprises à raser des forêts et à replanter derrière. C’est absurde ! Elles détruisent une forêt riche, puis replantent des arbres, mais il faudra ensuite attendre 20 ans pour que ces arbres absorbent la même quantité de carbone.
Que faire pour accélérer le changement ?
Il faut revenir à la mesure. Les grandes sociétés de gestion d’actifs ont déjà intégré le prix des émissions de carbone dans leurs modèles, mais elles n’ont pas défini de prix pour la préservation de la nature. Elles cherchent actuellement à déterminer s’il est possible de définir ce prix simplement.
Nous essayons d’intégrer la nature en tant qu’actif dans un cadre formel
Entre autres, nous essayons d’intégrer la nature en tant qu’actif dans un cadre formel. Sur le bilan de toute société figurent les actifs, les passifs, une ligne de revenus et une ligne de coûts. Cependant, les actifs naturels ne sont pas comptabilisés dans ce modèle, alors que les entreprises en dépendent fortement.
Dans notre cadre de gestion des risques, nous cherchons à établir une méthode pour identifier les revenus qui dépendent des actifs naturels ou pris en compte dans les coûts. Quelques entreprises ajoutent à leur bilan une petite ligne qui représente, par exemple, la consommation d’eau. Toutefois, si cette source d’eau a disparu, il est probable que son remplacement coûtera beaucoup plus cher. Nous allons devoir commencer à identifier les actifs naturels dont nous dépendons et sur quels éléments les contrôles des risques doivent porter. Nous savons que l’intégration du prix du carbone dans les comptes est compliquée. Notre travail vise à ajouter la perspective des actifs naturels au bilan pour les investisseurs et les organismes de réglementation.
Dans quel délai espérez-vous atteindre cet objectif ? Quand estimerez-vous avoir réussi ?
Notre objectif est de créer un cadre pour identifier et gérer les risques pour la biodiversité et la nature et, à terme, de diriger les capitaux vers des activités qui favorisent la nature. Nous commençons par l’élaboration d’un cadre de gestion des risques. Tout le monde pense que nous commençons par l’élaboration d’un cadre pour les déclarations, mais ce n’est pas le cas.
Nous commençons par la gestion des risques, en réutilisant les quatre piliers (gouvernance, stratégie, gestion des risques, indicateurs et objectifs) établis par le groupe de travail sur les déclarations financières liées au climat, afin de pouvoir nous rapprocher le plus possible d’un cadre commun. Nous travaillons également avec des organismes de normalisation pour nous assurer que notre cadre sera adapté aux normes existantes. Nous ne cherchons pas à réinventer la roue, mais à nous appuyer sur les supports et les recherches existants.
Nous essayons de rassembler tous ces éléments dans un cadre unique axé sur le marché, à l’échelle mondiale.
Nous avons pour objectif de lancer une version bêta au cours du premier trimestre 2022. Ainsi, nous pourrons recueillir des retours, que nous intégrerons afin de peaufiner le cadre au cours de l’année. Nous pourrons également y inclure des approches et indicateurs supplémentaires en 2022 et 2023. Ce calendrier est ambitieux, mais nous ne partons pas de zéro. Nous travaillons depuis des années sur les ressources naturelles ; nous essayons de rassembler tout cela en un cadre unique axé sur le marché, à l’échelle mondiale.
Nous voulons qu’il soit complet, utilisé par les entreprises et les investisseurs, caractérisé par la rigueur scientifique et, à terme, adopté par le marché, car c’est le secret de la réussite. Au fil des années, j’ai rassemblé de nombreuses fois des acteurs des services financiers grâce à des informations, et je sais d’expérience que la clé réside dans l’adoption et la diffusion par le réseau.
Au final, nous essayons de simplifier les choses, car ce domaine est extrêmement complexe. Les responsables ne savent pas ce qu’ils doivent déclarer, ils sont perdus dans ce méli-mélo d’initiatives et d’organismes de normalisation. Nous essayons de réunir toutes les composantes dans un cadre unique, en définissant de manière globale comment considérer le monde comme un système naturel.